jeudi 19 mars 2009

AUTOBIOGRAPHIE D'UNE PIONNIÈRE DU CINEMA

AUTOBIOGRAPHIE D'UNE PIONNIÈRE DU CINEMA
par ALICE GUY


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A une époque ou les rétrospectives sont de mode, peut-etre les souvenirs de la doyenne des femmes metteurs en scène trouveront-ils quelque faveur auprès du public.
Je n'ai pas la prétention de faire oeuvre littéraire, mais simplement d'amuser, d'intéresser le lecteur par des anecdotes, des souvenirs personnels, sur leur grand ami le cinema, que j'ai aidé à mettre au monde.
On m'a demandé souvent pourquoi j'avais choisi une carrière si peu féministe, or, je n'ai pas choisi cette carrière. Ma destinée était tracée sans doute avant ma naissance et je n'ai fait que suivre une volonté dont j'ignore le nom. Etrange destinée dont je vais essayer de vous faire le recit.
Le 1er juillet 1873, à Saint-Mandé, à deux pas du bois de Vincennes, je vins au monde.
Pour qu'un de ses enfants fût français (Mes nombreux frères et soeurs étaient tous nés au Chili), ma mère avait supporté vaillamment une traversée de sept semaines. Je venais donc moi-même d'accomplir mon premier voyage: Valparaiso-Paris. Ce ne devais pas être le dernier.
A cette date, un tel voyage était une aventure. Sept


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semaines de traversée sur un navire sans confort ! Quel motif avait obligé mes parents a s'exiler ainsi?
En 1847 ou 48, un oncle et une tante de ma mère avaient émigré en Amérique du Sud, afin d'y refaire une fortune fort ébranlée par la revolution.Ayant réussi au-delà de leurs espérances, ils désirerent revoir leur famille et leur pays.
Ils y firent la connaissance de ma mère, leur nièce, alors éleve au couvent de la Visitation, et séduits par sa beauté, riches, sans enfants, ils insistèrent auprès de mes grands-parents pour qu'elle leur fût confiée. Ils espéraient la marier a un de leur compatriotes et ami Emile Guy,franc-comtois de bonne famille (ma grand-mère paternelle ètait la tante d'Etienne Lamy), fondateur des premières maisons de librairie à Valparaiso et a Santiago. On m'a affirmé qu'il existe encore a Santiago une librairie Emile Guy.
Trois mois après, le mariage était çelébré à Paris à l'église de la Madeleine.
Je ne sais si l'amour faisait partie du contrat. A cette époque, la famille décidait de l'avenir des jeunes filles. La Visitation, couvent austère, insistait surtout sur l'accomplissement des devoirs chrétiens. Une femme bien élevé devait obéir a son mari, savoir tenir sa maison, s'occuper de ses enfants. La culture était considérée comme secondaire, sinon nuisible.
Quelques jours plus tard, mon grand-oncle et sa femme reprenaient le chemin du Chili avec les nouveaux époux. Le voyage dut être une dure épreuve pour ma pauvre maman: quitter son pays, ses parents bien-aimés pour une contrée si lointaine dont elle ignorait le langage avec, comme compagnons, un mari et des parents inconnus d'elle quelques semaines plus tôt et, par surcroit, terriblement éprouvée par le mal de mer. Mais elle était vaillante et forte.
A son arrivée a Valparaiso, toute la colonie française tint a l'honneur de lui être présenté et mon grand-oncle

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lui remit, comme cadeau de noces, les clefs d'une belle demeure, aussi luxueusement meublée que le permettaient les ressources du pays.
Elle se promit de faire son possible pour répondre à tant de témoignages d'intérêt, apprit rapidement l'espagnol et offrit a mon père de l'aider.
Il lui confia quelques livres qu'il recevait de France la priant de lui en faire la critique. Elle s'en tira fort bien.
sa gracieuse hospitalisé, son dévouement aux malades, en firent bientôt la coqueluche de la colonie.
Ses aventures avec les Indiens encore insoumis, que tous Européens craignaient, mais qui l'adoraient pour sa bonté, feraient a elles seules un intéressant récit.
Elle avait vingt-six ans lorsqu'elle décida que son cinquième enfant serait un Français de France
Dès qu'ils étaient en âge de voyager, mes frères et soeurs étaient envoyés en France, chez les Jésuites, afin d'y recevoir la seule éducation jugée copnvenable à l'époque.
Mon père qui l'avait accompagnée repartit peu de temps aprés ma naissance. Ma mère le rejoignit quelques mois plus tard et je fus confiée à ma grand-mère maternelle. Je ne souffris guère de cet abandon : ma grand-mère m'adorait et me gâtait. Elle habitait à Carouge, un des faubourgs de Genève, cher aux artistes, un petit appartement dont la terrasse donnait sur un de ces jardins en désordre, cassolettes parfumées, que le Rhône côtoyait. C'est là que mon frère ainé et mes trois soeurs se réfugiaient pendant les vacances ou en cas de maladie.
Grand-mère n'était pas fortunée, pourtant dans son minuscule logis, malgré notre différence d'âge, chacun trouvait sa joie. Réunis autour de la table où la soupe aux cerises embaumait le vin chaud et la cannelle, où le fromage blanc fait par elle nous offrait son coeur dans la jatte de crème. elle nous contait des légendes de son pays béarnais et nous chantait d'une admirable voix, étonnante


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de jeunesse, son chant préféré, Beau ciel de Pau quand donc te reverrai-je . Ce fut un déchirement lorsque, trois ans plus tard, ma mère, que j'avais oubliée, vint nous voir et décida de m'emmener à Valparaiso . A la gare la pauvre vieille pleurait. Je criais et trépignais, mais le signal du départ hâta la séparation. Ivre de larmes, je finis cependant par m'endormir.
Nos places étaient réservées sur un cargo anglais; je ne sais si nous partîmes du Havre ou de Bordeaux mais la nouveauté du cadre, l'activité des voyageurs, des porteurs, des marins, la vue du grand navire sur lequel nous allions voyager repoussaient déjà dans le passé le visage de grand-mère.
A cette époque, il fallait emporter toutes les choses nécessaires à la vie du navire pendant près de deux mois.
Une véritable basse-cour s'entassait sur l'arrière-pont. Une grue transportait dans les cales sacs et tonneaux. Tous les voyageurs s'étaient munis de chaises longues, couverture plaids et ma mère, déjà dolente m'avait tout de suite confiée à l'unique femme de chambre.
Seule enfant à bord, je devins bien vite le chouchou des passagers et de l'équipage. Ma mère restait étendue sur sa chaise de bord, m'abandonnant volontiers aux soins des autres passagers avec lesquels, malgré la différence de langage, je m'entendais parfaitement. Peut-être utilisais-je déjà la pantomime !
De ce voyage, je n'ai conservé que peu de souvenirs. Le long ruban d'or que la lune déroulait jusqu'à l'horizon. La mer phosphorescente, les poissons volants, mon baptême à la traversée de l'Equateur.
A Saint Vincent dans les Bahamas où la rade grouillait de requins, les passagers jetaient des pièces d'argent à la mer pour voir les négrillons plonger afin de s'en saisir. J'était trop petite pour comprendre la cruauté de ce jeu. Heureusement les squales étaient lents à ce retourner et les négrillons vifs et adroits, s'en tirèrent cette fois sans dommage



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A Rio de Janeiro, à Buenos Aires, nous nous arrêtâmes quelques jours afin de renouveler les provisions et laisser reposer les passagers, Le canal de Panama n'existait pas, le passage de la cordilière des Andes était impensable pour une femme et un enfant, Nous cotoyâmes la Patagonie et je me souviens qu'un Fuégien à peu près nu, mais coiffé d'un superbe chapeau claque, monta sur le pont.
Enfin, nous entrâmes dans le détroit de Magellan et,pour moi, la féerie commença. Le navire avançait lentement et prudemment entre deux murs de glace. De chaque crevasse le soleil faisait jaillir des étincelles diaprées et mon imagination enfantine peuplait chaque caverne, chaque cascade pétrifiée, de fées et d'animaux étranges. J'étais bien certaine d'avoir vu des ours blancs venir le soir au clair de lune surveiller notre passage. Ma mère m'a affirmé qu'il n'y avait là aucun ours, aucune fée. Aujourd'hui encore je ne suis pas certaine, je les ai si souvent vus en rêve.
Enfin nous débouchâmes dans le Pacifique et nous dirigeâmes vers le nord, longeant la côte chilienne jusqu'à Valparaiso où mon père nous attendait.

L 'arrivée fut pour moi pleine d'intérêt. Le port de Valparaiso ne permettant pas aux grands navires d'accoster, de nombreuses barques manoeuvrées par les Indiens pagayaient à notre rencontre. La plupart apportaient des fleurs et des fruits du pays: mangues, cheremoyes, qu'ils tendaient aux voyageurs dans de petits paniers fixés au bout d'une perche. Des grues furent installées à l'aide desquelles passagers, bêtes et bagages étaient soulevés et déposés dans les embarcations.

Je m'étais installée à califourchon sur l'étrave du navire afin de suivre le spectacle, Le mousse, envoyé à ma recherche, me tira de cette position périlleuse et me conduisit à ma mère que je trouvai, a mon profond étonnement, dans les bras d'un grand monsieur qui l'embrassait